Accueil Economie Supplément Economique Accord Tunisie-FMI: Le coup de la dernière chance ? 

Accord Tunisie-FMI: Le coup de la dernière chance ? 

Maintenant que le pays est suspendu aux négociations avec le FMI, la relation entre la Tunisie et l’institution de Bretton Woods occupe, plus que jamais, le cœur du débat public. Quelles sont les conditionnalités exigées par le fonds pour des négociations réussies? S’agit-il de “diktats” ou de “réformes incontournables” que la Tunisie doit mettre en place pour sortir de l’ornière? Comment le FMI va-t-il aider la Tunisie à sortir de la crise des finances publiques dans laquelle elle est embourbée?

Pour apporter des éléments de réponse à toutes ces questions qui préoccupent l’opinion publique, le think tank Global Institute 4 Transitions GI4T a organisé, la semaine dernière, un webinaire sur le thème “Tunisie-FMI: entre leçons du passé et perspectives d’avenir”.  Ont pris part à ce débat, Taoufik Rajhi, ancien ministre chargé des grandes réformes, et les universitaires et économistes, Elyès Jouini et Fethi Nouri.

Ouvrant le débat, Hakim Ben Hammouda s’est interrogé sur les marges de manœuvre que peut donner le FMI dans ses négociations avec la Tunisie et sur la possibilité de parvenir à un éventuel accord qui sort des sentiers battus et qui donne des marges à l’investissement et au financement  à l’image de l’accord avec l’Argentine où le fonds n’a pas interdit  le financement direct par la Banque Centrale (à condition que ce soit limité dans des proportions bien établies).

Taoufik Rajhi : “La Tunisie a besoin d’un Schröder”

Taoufik Rajhi

Rappelant les instruments que le FMI met à disposition des pays qui traversent des difficultés financières et économiques pour leur venir en aide, Taoufik Rajhi a précisé que, depuis 2013,  la Tunisie a bénéficié de deux instruments, à savoir  l’accord de confirmation et le mécanisme élargi de crédit. Il  a  rappelé que l’accord de confirmation qui était de  1,7 milliard de dollars et qui s’étalait  de 2013 à fin 2015, a porté plus sur les aspects monétaire et bancaire et n’a pas abordé la question de  l’ajustement budgétaire. Ledit accord a  permis  de réduire l’inflation, développer le cadre monétaire mis en application par  la BCT, améliorer  la supervision bancaire, optimiser la restructuration des banques publiques et instaurer  la loi bancaire, ainsi que  la nouvelle loi de la BCT, fait-il savoir. L’intervenant a ajouté que la mise en œuvre de l’accord  conclu en 2016, dans le cadre du mécanisme élargi de crédit, s’est heurtée à plusieurs difficultés qui concernent l’ajustement macroéconomique, précisant à  cet égard, qu’à partir de juillet 2019, le FMI n’a pas pu achever les missions de revue programmées, et ce,  en raison du processus électoral dans lequel est entré le pays, au cours de cette période-là.

Par ailleurs, M.Rajhi a fait savoir que la hiérarchisation des réformes qui sont nombreuses à mettre en œuvre, l’engagement politique et l’appropriation sont  nécessaires pour la concrétisation de ces réformes. L’économiste a souligné que l’approche graduelle  ne peut que retarder leur mise en œuvre, affirmant que  la thérapie de choc constitue la meilleure solution pour atteindre les objectifs de l’ajustement structurel. “Au fil du temps, avec les pressions politiques et sociales, on finit par renoncer aux engagements des réformes. Avec du recul,  on conclut qu’il faut un front loading, c’est-à-dire engager les réformes rapidement. On est resté dans la phase ajustement budgétaire et on n’est pas passé à la phase promotion de la croissance”, a-t-il expliqué. Rajhi a ajouté que la mise en œuvre d’un programme de réformes structurelles nécessite également une communication politique solide, notamment sur l’effet positif escompté. “Le grand problème c’est que les gouvernements ne veulent pas communiquer sur des mesures impopulaires”, a-t-il indiqué.

Selon l’ancien ministre, la capacité technique est un autre élément-clé pour la réussite des négociations. “Un gouvernement qui n’est pas doté de capacités techniques  ne peut pas mener à bien un plan de réformes”, a-t-il asséné.

Il a ajouté que la Tunisie a besoin d’un Schröder, un politicien qui “prend le taureau par les cornes, engage les réformes tout en sacrifiant sa carrière  politique, parce qu’aucun gouvernement ne peut réussir à mettre en œuvre les réformes et, en même temps,  à se faire réélire”.

Elyès Jouini: “Construire un discours de l’effort collectif”

Pour Elyès Jouini, la clé de voûte des négociations réside dans la construction d’une solution partagée et acceptée par tous les acteurs. Pour mettre l’accent sur le niveau très élevé  de la dette,  l’économiste a fait savoir que, dans les années à venir, la Tunisie doit payer  plus de 2 milliards de dollars de remboursement par an. Le point culminant de 3,3 milliards de dollars sera atteint en 2024. “On est face à des besoins importants. Une grande partie de ces remboursements  est libellée en monnaie étrangère, donc, il faut que l’Etat dispose de ressources en devises pour pouvoir rembourser ces sommes très importantes. En face de cela on a un déficit primaire de plus en plus important .[…] Pour faire face à la fois aux besoins budgétaires et aux besoins de remboursement, la solution est d’emprunter”, a-t-il précisé. Et d’ajouter: “Si la Tunisie devait aller sur les marchés financiers, les taux d’intérêts seraient extrêmement élevés, et il n’est même pas sûr qu’à ces taux très élevés il y aurait des investisseurs qui seraient prêts à prêter.  C’est pour cela que face, d’une part, à un  déficit primaire important et, d’autre part, à un mur de la dette, il faut arriver à trouver des financeurs qui nous fassent confiance et à des conditions qui soient raisonnables”.

M.Jouini a, en ce sens, expliqué que les solutions urgentes de financement  ne sont pas légion. Etant donné qu’il est impossible de recourir   aux marchés financiers, que les réserves en devises permettent d’absorber uniquement le choc de 2022 et que l’option des accords bilatéraux avec des pays partenaires et amis est totalement illusoire, vu les montants dont la Tunisie  a besoin, le FMI est l’unique issue à cette impasse.  “A supposer que l’on trouve des pays partenaires amis qui acceptent de nous soutenir de manière quantitativement importante, on peut s’interroger, en tout cas, sur les motivations profondes sur les relations de dépendance et d’allégeance que cela  pourrait amener “a-t-il indiqué. Et d’ajouter : “On a besoin d’un accord avec le FMI, non seulement pour le financement que le FMI peut apporter,  mais aussi parce qu’un plan de redressement économique avec le FMI permet de débloquer  la situation avec un certain nombre de  bailleurs de fonds, parce que le FMI a un rôle de financement, mais aussi d’expertise”.

Rappelant que le FMI exige un programme de relance économiquement viable et surtout réalisable, l’économiste a insisté sur la capacité de la Tunisie à construire une solution acceptable par les acteurs concernés, qui ont une capacité de blocage, et ce, vu la nature des décisions de réformes qui vont remettre en cause des rapports de force établis et  des rentes de situation.  “La grande difficulté aujourd’hui, et depuis plusieurs années, c’est  qu’on n’a pas construit la plateforme qui permettrait aujourd’hui de construire une solution dans laquelle on pourrait s’engager.  On peut se poser la question : «Qu’est-ce qui est mieux pour construire une solution, un pouvoir fort et centralisé ou plutôt un système délibératif?”, s’est-il interrogé. Et d’ajouter : “Un pouvoir fort a la possibilité de décider plus rapidement mais  en même temps un pouvoir fort, aussi fort soit-il, ne tient jamais tout seul. Il tient par un ensemble de relations, de dépendances et les remettre en cause, c’est se remettre potentiellement en cause lui-même et perdre peut-être le soutien populaire qu’il a aujourd’hui. D’un autre côté, un système délibératif a plus de mal à construire une solution parce qu’il faut la construire à plusieurs et, malheureusement, on a vu, durant les  dernières années, la construction d’un soi-disant consensus, mais c’était plus un consensus dans le partage de la rente   qu’un consensus pour répondre aux vraies questions qui se posent aujourd’hui”.

M.Jouini a, à cet égard, précisé qu’il  est nécessaire de construire un discours de l’effort collectif. Il a mis l’accent sur l’urgence de la construction d’une plateforme pour l’avenir, un programme soutenable dans la durée, qui répond aux exigences de cohésion sociale, et ce, pour éviter une situation encore plus difficile et explosive. “Il ne faudrait pas que l’on se retrouve dans une situation où il faudra couper de manière drastique dans les salaires, où il y a  une dévaluation  importante, un gel des importations, etc.  Il faut éviter de se trouver  dans une situation comme au Liban où il n’y a plus de médicaments, d’électricité…  Il faut agir vite!”, a-t-il alerté.

Fethi Nouri : “ Il y a de grandes marges de manœuvre dans les négociations sur les subventions énergétiques

L’intervention de Fethi Nouri  s’est articulée autour de la levée des subventions énergétiques, une forte exigence du FMI.  L’économiste a expliqué que le fonds tient à cette exigence parce qu’il considère qu’un système économique efficace applique la vérité des prix pour éviter les distorsions, la subvention étant une distorsion. Selon l’intervenant, il s’agit d’une mesure difficile à appliquer, précisant qu’en 2020, le montant global  consacré à la subvention des énergies fossiles dans le monde  a atteint 5.900 milliards de dollars, soit 7% du PIB mondial. «Personne n’écoute le Fonds monétaire international», a-t-il commenté. Il a ajouté que la Tunisie, étant un petit pays producteur de pétrole et de gaz, peut allouer des montants pour les subventions énergétiques à partir des recettes fiscales et non fiscales provenant de la production des énergies fossiles. “Lorsque le prix du baril  est situé entre 50 et 65 dollars, les recettes fiscales, provenant du pétrole et du gaz, arrivent à éponger jusqu’à 63%  des subventions. On ne peut pas empêcher un pays, comme la Tunisie, qui a des recettes fiscales provenant de la production pétrolière de ne pas subventionner les produits énergétiques”, a-t-il fait savoir.

Expliquant que le FMI n’est pas favorable à la compensation des hydrocarbures pour des raisons environnementales, il a précisé que le fonds n’accorde pas suffisamment d’aide au profit des pays qui fournissent des efforts pour respecter les contraintes  environnementales, sachant que la Tunisie est un bon élève de la lutte contre le réchauffement climatique. Il a conclu, à ce sujet, que la Tunisie dispose de grandes marges de manœuvre dans les négociations sur les subventions énergétiques.    

Interrogé sur les scénarios envisageables au cas où la Tunisie ne trouve pas un accord avec le FMI dans les mois à venir, l’économiste a fait savoir que le pays fera face à l’effondrement des finances publiques, précisant que la capacité du  système bancaire à financer l’Etat a atteint ses limites.

Charger plus d'articles
Charger plus par Marwa Saidi
Charger plus dans Supplément Economique

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *